LE TON PROPRE DE LA COMÉDIE ET L’UNITÉ D’IMPRESSION
Ceux qui ont lu avec quelque attention les feuilletons précédents n’auront pas de peine à comprendre pourquoi cette altération de la comédie nous semble fâcheuse et comment il se fait qu’elle ait été si longue à se produire sur notre théâtre.
Songez qu’il faut arriver jusqu’au milieu du dix-huitième siècle pour trouver chez nous une seule comédie, où la situation, tournant au pathétique, soit traitée de façon à tirer les larmes des yeux.
Ce n’est pas sans doute que les fondateurs de notre théâtre et avant tous l’immortel Molière n’eussent fait cette remarque fort simple, qu’il arrivait souvent dans la vie que les événements les plus gais faisaient tout à coup volte face et changeaient la joie en désespoir. Vous vous embarquez avec des camarades, après un bon dîner, sur un canot pour faire une partie de pêche. Les têtes sont un peu montées par le vin; on commet des imprudences. Un seul a conservé son sang-froid et représente le danger que l’on court. On ne l’écoute pas; on le crible de quolibets; on pâme de rire; lui-même se laisse aller à la gaieté générale; il rit comme les autres et de bon cœur. Voilà qu’un coup de vent prend le bateau en travers; il chavire; tout ce monde tombe à l’eau. Deux ou trois y restent et ne sont repêchés que le lendemain.
Y a-t-il un fait divers plus commun? c’est le terrible et le pathétique qui, brusquement font invasion, imposant silence au rire et le changent en pleurs. Cela se voit tous les jours, c’est le train quotidien de la vie humaine.
Si les maîtres du théâtre qui n’avaient pas manqué de faire cette observation si simple ont écrit cependant comme si elle eût été ignorée d’eux, c’est apparemment qu’ils n’avaient pas pour unique but de transporter la réalité telle qu’elle est sur la scène, c’est qu’ils se proposaient un autre objet, qui était de la montrer sous un certain jour à douze cents personnes réunies, et de produire sur l’âme multiple de public une certaine impression.
Ils s’étaient dit ou plutôt ils avaient senti d’instinct que toute sensation est d’autant plus forte qu’elle se prolonge, sans être contrariée par aucune autre; que l’homme et à plus forte raison le public ne passe pas aisément du rire aux larmes pour revenir ensuite des larmes au rire, qu’il est tout entier à l’impression première, que si on l’en retire violemment, pour le jeter dans un sentiment contraire, il sera presque impossible de l’y ramener ensuite; ces soubresauts continuels risqueront de lui gâter son plaisir, et ils auront surtout le tort de l’avertir qu’au théâtre tout est faux, les événements aussi bien que l’éclairage, de lui ravir ainsi son illusion.
Comme en effet on ne passe pas subitement du rire aux larmes, pour revenir aussitôt, ou presque aussitôt des larmes au rire; comme la pointe de ces changements, si brusques qu’ils soient est amortie par des intervalles de temps plus ou moins considérables, que les écrivains ne sauraient garder au théâtre, la rapidité même de ces mouvements, outre qu’elle fatigue l’âme du public, a cet inconvénient curieux, qu’en prétendant nous rendre la vie dans toute sa réalité, ils nous ôtent tout illusion sur cette réalité même.
Vous pouvez courir tout Molière, tout Regnard, tout Dufressy, tout Dancourt et la plupart des écrivains dramatiques du commencement du dix-huitième siècle, sans y rencontrer une scène qui ne relève pas du ton propre à la comédie. Toutes ne sont pas comiques, toutes au moins sont aimables et riantes. C’est ainsi que vous y trouverez souvent des conversations tendres entre amoureux, des jalousies, des amours contrariés par les parents, mais ces sortes de scènes ne présentent à l’esprit que des images aimables de jeunesse et d’espérance. S’il s’y mêle quelque ombre de tristesse, c’est un chagrin qui n’est pas sans douceur, et le sourire y est tout près des larmes comme dans cet admirable récit des adieux d’Hector à Andromaque, qui est resté l’immortel exemple de ces sentiments mêlés de pluie et de soleil.
Jamais nos écrivains dramatiques de l’ancien temps ne poussent dans la comédie plus loin que cette émotion tempérée et douce, jamais ils ne vont jusqu’à la douleur profonde et vraie. Molière à cet égard est un modèle: il n’y a guère de pièces (sauf les farces) où il n’ait eu l’occasion de glisser dans le pathétique; il s’est toujours discrètement arrêté sur le bord.
C’est même un des torts de notre esprit moderne de nous obstiner à fouiller et à mettre en plein vent le drame que recèle chacune de ces comédies. Vous savez que l’on a cherché à faire de l’Arnolphe de l’École des femmes un être profondément ulcéré, et versant sur son impuissance à se faire aimer des larmes de sang, que l’on a essayé d’assombrir le Tartuffe en le tournant au mélodrame.
Je ne sais si l’on a essayé le même système sur le Misanthrope, rien ne serait pourtant plus facile que de nous apitoyer sur le destin de ce malheureux Alceste, si grand, si bon, si noble, joué par une coquette méprisable qui lui torture le cœur. Soyez tranquilles: si cette interprétation n’a pas encore été tentée, elle le sera un jour. Le goût du temps y porte. Mais ce sera une trahison.
Molière n’a jamais écrit ni voulu écrire que des comédies, qui restassent comédies, d’un bout à l’autre. Et si vous remontez à l’antiquité classique, vous verrez qu’il n’a rien innové. Trouvez-moi dans Plaute un endroit où larmoyer; Térence lui-même se tient dans cette gamme de sentiments tempérés où les larmes, si elles perlent quelquefois au bord des paupières, ne tombent jamais de lœil et s’éclairent aussitôt d’un sourire.
Nous ne savons pas grand’chose de la comédie des Grecs, car les pièces d’Aristophane sont d’un genre particulier et n’ont pas d’équivalent dans les autres littératures. On a longuement disserté sur les comédies de Ménandre; ce que nous en savons de plus positif, c’est encore ce que nous en pouvons voir à travers les imitations de Térence.
Partout le propre de la comédie au beau temps où elle fleurit dans toute sa pureté c’est d’être comique.
Et même aujourd’hui, voyez les pièces vraiment dignes de ce nom depuis celles d’Augier jusqu’à ces merveilleuses bouffonneries du Palais-Royal qu’ont signé les Labiche, les Meilhac et les Gondinet; est-ce qu’il s’y trouve aucun mélange de pathétique? Est-ce que l’unité d’impression est dérangée par un scène larmoyante? Vous imaginez-vous aisément dans Célimare le Bien-aimé une situation qui tire les larmes des yeux? ou dans les Effrontés? ou dans le Testament de César Girodot? ou dans les Faux-Bonshommes? ou dans le Gendre de M. Poirier? ou dans Mercadet.
Je prends à dessein pour exemple des œuvres très diverses de ton et de style pour montrer que cette grande loi de l’unité d’impression, sans laquelle il n’y a pas pour un public de douze cents personnes possibilité d’illusion, a été observé d’instinct par tous les écrivains qui étaient vraiment doués du génie comique.
Et cependant la comédie larmoyante est encore à la mode; elle a eu ses chefs-d’œuvre, et elle a sur la foule quand elle est bien traitée une action incontestable.
On en fait remonter l’invention à La Chaussée, qui fut maudit en son temps pour cette innovation, que tout le monde trouvait malheureuse. Vous vous rappelez toute la fameuse épigramme de Piron qui reconnaît qu’il y avait deux muses comiques: l’une qui marchait au grand soleil, les pieds nus; l’autre qui avait cru devoir chausser le cothurne à l’un de ses pieds et Piron s’écriait gaiement:
Honneur à la belle aux pieds nus
Et nargue de la Chaussée
Mais La Chaussée n’était qu’un faiseur de théories (la pire espèce des mortels ennuyeux qui soit au monde) et je ne crois pas qu’il ait exercé une influence très sensible sur l’art de son temps. L’homme qui a fait cette révolution c’est Diderot et à sa suite Sedaine. A eux deux, ils ont créé ce genre bâtard de la comédie larmoyante ou du drame domestique.
Ce genre-là, quoique adultéré et à mon avis très inférieur, ne répugne cependant à aucun des principes admis par nous. Son essence est de se tenir sur la limite des sentiments moyens. Il n’y a donc pas à proprement parler rupture de l’unité d’impression. C’est quelque chose de doux qui incline avec une égale facilité au rire pâle ou à l’attendrissement béat. Le public n’est donc pas violemment jeté d’un sentiment à l’autre, puisqu’il confine sans cesse à tous les deux.
Ce genre compte dans l’histoire deux chefs-d’œuvre: le premier est le Philosophe sans le savoir, et le second Misanthropie et Repentir qui ont tous deux de leur temps fait couler des torrents de larmes douceâtres. Encore y a-t-il un art exquis et un puissant intérêt d’observation dans la première de ces deux pièces, qui est un joli Greuze. Mais la seconde! C’est un mélange fade de niaiseries souriantes et de larmoyantes sensibleries.
Je ne conteste pas le mérite extrême de l’homme qui a écrit cet ouvrage. Ce n’est pas peu de chose que d’avoir trouvé cette donnée, de l’avoir développée, d’avoir mis la main juste sur les situations par où elle se révèle, d’avoir touché les points les plus sensibles de la fibre lacrymale. Mérite de second ordre, après tout.
Et cela est si vrai, que ce drame, il faut tous les vingt ans, quand on veut le remettre à la scène, en donner une traduction nouvelle en harmonie avec le goût du jour. Les mêmes phrases, sur qui nos grands’mères ont versé des fleuves de larmes feraient éclater de rire leurs arrière-petites-filles. Ce sont les situations qui remuent cette vase de sentimentalité bête qui clapote au fond de tout public peu instruit et le fait jaillir en pleurs.
Il n’y a guère de genre moins estimable et plus facile. Il suffit pour s’en convaincre de voir ceux qui y réussissent. Rappelez-vous le Miss Multon de Belot. Y a-t-il œuvre plus franchement médiocre? Et cependant que de larmes n’a-t-elle pas fait couler?
Les procédés en sont si connus. Tenez, un exemple: poussez sur la scène deux enfants, l’un de dix ans, l’autre de douze; mettez la mère dans une situation à les presser sur son cœur, en s’écriant: O mes enfants! mes pauvres enfants! Toute la salle fondra en larmes, si l’artiste a du talent. Eh bien! après? Y a-t-il rien de plus aisè?
Ah! comme il est plus difficile, ainsi que le constatait Molière, de faire rire les honnêtes gens et de les faire rire d’un bout à l’autre du drame, de ne pas rompre une seule fois l’unité d’impression et, si l’on module vers des sentiments plus tendres, de revenir tout de suite au ton principal! Comme il est plus difficile de prendre les chose tristes et répugnantes de la vie, d’en exprimer le ridicule qu’elles contiennent et de le jeter sur la scène! Mais aussi comme le succès est plus grand et la gloire plus haute!
C’est que l’on est resté fidèle à la grande loi du théâtre, l’unité d’impression, sans laquelle il n’est pas d’illusion forte et longue. C’est que, quoi qu’on en dise, la discussion des genres n’est pas du tout une invention des lettrés; elle a ses racines profondes dans la définition même que nous avons donnée du théâtre et qui nous a été imposée par les faits.
11 septembre 1876.
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