DÉFINITIONS.
Je m’en vais proposer à vos réflexions les idées, qui, selon moi, devraient former le premier chapitre d’une esthétiqe de théâtre.
Mais quelques mots de préface sont nécessaires.
La plupart des lecteurs, quand on leur parle d’une esthétique de théâtre, ou pour m’exprimer plus simplement, comme faisaient nos pères, quand on leur parle des règles de l’art dramatique, croient qu’il s’agit en effet d’un code de préceptes, à l’aide desquels, on est assuré, si l’on écrit, de composer une pièce sans défauts, si l’on juge de mettre précisément le doigt sur les défauts d’une pièce.
Je reçois sans cesse des lettres de jeunes gens qui m’écrivent: «Monsieur, c’est en m’inspirant des principes que vous développez avec tant d’autorité que j’ai tenté d’aborder le théâtre… Je lis assidûment les feuilletons dans lesquels vous exposez la pratiqe du théâtre; vous verrez, si vous voulez bien jeter les yeux sur mon manuscrit, que j’ai tâché de me conformer aux règles que vous avez édictées, que sont celles du bon sens» … ou quelque autre compliment de ce genre.
Je sais bien la part qu’il faut faire, en ces banalités de commande, aux devoirs de la politesse. Une idée surnage, c’est qu’il y a des règles et qu’en observant ces règles, on fait de bonnes pièces; qu’on en fait de mauvaises en les violant.
Au fond, c’est un préjugé tout français.
Il ne date pas d’hier. Vous vous rappelez bien ce brave abbé d’Aubignac qui, après avoir promulgué un code de littérature dramatique, fit une tragédie selon la formule donnée par lui-même et la fit prodigieusement ennuyeuse. Cette mésaventure n’a jamais guéri le public de croire à l’efficacité des règles.
On les a opposées à Corneille, quand il donna le Cid, à Molière, quand il fit jouer l’École des femmes. Ce pauvre Corneille se débat du mieux qu’il peut dans ses examens contre ces lois, dont on prétendait l’enserrer.
Molière nous a, dans la critique de l’École des femmes, conservé le souvenir des tracasseries qui lui furent suscitées par les pédants de son époque, et c’est là qui’il a dit ce grand mot qu’il n’y a d’autre règle au théâtre que de plaire au public.
On a ri de cette boutade; on ne l’a point prise au sérieux, et nos pères ont vu, il n’y a pas soixante ans, avec quelle peine ceux qu’on appelait alors les romantiques se sont affranchis des vielles entraves dont les avait garrottés le code do la tragédie, édicté par les Bossuet, mis en vers par les Boileau, commenté et imposé par tous les critiques du dix-huitième siècle, Voltaire en tête, et derrière lui les La Harpe et les Marmontel.
Ce préjugé national a sa racine dans notre éducation philosophique. On nous a, dès l’enfance, persuadé qu’il y a un beau idéal, qui existe par lui-même, qui est comme une émanation de la divinité, que chaque homme en porte au dedans de lui-même une conception plus ou moins nette, une image plus or moins affaiblie; et que les œvres de l’art doivent être déclarées plus ou moins bonnes selon qu’elles se rapprochent ou s’éloignent de ce type de perfection.
De même que les prêtres commandent au nom du Dieu qu’ils expliquent, de même, les critiques jurés et assermentés, ou soit disant tels, se sont autorisés de cet idéal de perfection pour édicter des lois et juger les écrivains. Comment le connaissaient-ils, où l’avaient-ils vu? Eh! mon Dieu! Vous bien savez ce qu’on a dit: Si les nègres s’avisent jamais de peindre le bon Dieu, ils le feront tout noir à leur ressemblance. Ces Messieurs ont fabriqué leur idéal à l’image de leur éducation, de leur pensée, du milieu d’idées et de préventions dans lequel ils vivaient plongés pour l’heure. Tout ce qu’ils aimaient eux-même, tout ce qui était conforme à l’état de civilisation où l’on était parvenu de leur temps, ils l’ont attribué à leur grâce, un idéal d’une ressemblance très confortable, ils s’en sont servis comme d’un étalon pour mesurer toutes les œuvres présentes, passées et à venir.
Ils étaient bien sûrs de leur affaire. Ne s’appuyaient-ils pas sur quelque chose d’éternel et d’immuable, sur une des faces de Dieu?
Aussi faut-il voir de quel ton d’assurance ils rendaient leurs oracles. Ils y mettaient la raideur des grammairiens qui promulguent d’une voix tranchante: ne dites pas… dites… Personne ne s’est jamais avisé de demander à MM. Noël et Chapsal, ni à M. Poitevin en vertu de quelle autorité, ils mettaient Bossuet, Fénelon et Voltaire en pénitence. On a le droit de trancher lorsqu’on parle au nom de l’éternel, de l’immuable bon goût, dont les droits sont, comme on disait en 48, antérieurs et supérieurs.
Je ne me mêlerai point d’affirmer qu’il n’y a point de beau idéal ne d’archétype de perfection absolue. J’avoue tout simplement que je ne sais pas ce qu’on entend par là, que ce sont des questions hors de ma portée, auxquelles je ne comprends rien. Il peut se faire que dans les espaces sublunaires, il existe une forme suprême et marveilleusement accomplie du drame, et que nos chefs-d’œuvre n’en soient que de pâles contrefaçons; je laisse à ceux qui ont eu le bonheur de la contempler et que s’en disent tout éblouis, le soin et le plaisir d’en parler avec compétence.
Ce sont les théologiens de la critique. Ils partent d’une idée a priori et par voie de déduction, ils arrivent à tracer les règles immuables du beau. Sur ce terrain, ils sont inattaquables. Comment leur prouverai-je que leur beau n’est pas le vrai beau? On n’a aucun moyen, je ne dis pas de les convaincre, mais même de les atteindre.
Je me contente de faire, comme je puis, œuvre de science, car l’esthétique est une science véritable, et, comme toute science, elle ne repose que sure des faits bien observés.
Les règles ne servent pas de grand’chose pour bien juger, pas plus qu’elles ne sont utiles pour composer d’excellentes pièces. C’est tout au plus, si elles peuvent être employées comme indications ou point de repère. Au fond, ceux qui n’ont pas l’oreille juste n’aimeront jamais la musique et battront toujours la mesure à contre-temps, lorsqu’on en jouera devant eux. Le goût naturel, soutenu, épuré par l’education, la réflexion et l’habitude peut seul vous aider à jouir des œuvres d’art. La première condition pour avoir du plaisir c’est d’aimer, et l’on n’aime point par règle.
Une esthétique, telle que je l’entends, n’a donc, ni pour les écrivains ni pour les auditeurs, aucun but d’utilité pratique.
Mais n’est-ce pas l’honneur de la science de n’avoir, dans les études quelle poursuit, que des vues entièrement désintéressées, et n’est-ce pas justement pour cela qu’on l’appelle la science pure?
Quelle utilité pratique y a-t-il à savoir tant de choses auxquelles des hommes dévoués passent leur vie? Un jardinier met un oignon en terre, et l’oignon pousse. Son art à lui, c’est de choisir un terrain convenable et de l’arroser quand il fait sec. L’oignon donne sa fleur, il n’en veut ni n’en sait davantage.
Le savant arrive, il montre par de longues et patientes analyses quels éléments la plante a emprunté au sol, quels à l’air et quels à l’eau; par quel travail elle se les est appropriés et elle en a accru sa substance propre. Il distingue les parties dont elle se compose, les organes don’t elle est douée, cherche les fonctions de ces organes… A quoi tout cela sert-il? Au fond, il ne s’agit que d’avoir la fleur et de réjouir ses yeux; de se délecter en la respirant, si elle a du parfum. C’est là le but pratique et le reste n’est rien.
Et cependant c’est ce reste qui attire invinciblement la curiosité des hommes. Ils veulent savoir, pour le plaisir de savoir, ils ont la passion de la vérité pour elle-même; ils mettent d’autant plus d’ardeur à poursuivre ces spéculations qu’elles sont plus inutiles. Le soleil en continuerait-il moins d’envoyer ses rayons à la terre, parce que nous ne saurions pas à quelle distance il est de nous, quelle est la quantité de chaleur qu’il distribue sur notre globe, quls rapports il soutient avec les autres astres?
Il en va de même de la science qui nous occupe.
Les grands écrivains ne cesseront jamais de porter des chefs-d’œuvre comme les oignons de fournir des fleurs et le soleil de verser sa lumière. Jamais non plus, l’humanité ne cessera d’admirer ces créations de leur génie et d’en jouir sans demander pour cela, ni les uns ni les autres, conseils aux savants en ique.
La tâche de ces savants est autre.
L’esthétique, on ne saurait trop le répéter, car le préjugé est terrible et il a pour lui l’Université tout entière, qui chaque jour le nourrit de ses leçons, l’esthétique n’est pas chargée de faire pousser plus vite ou plus abondamment les chefs-d’œuvre pas plus qu’elle ne saurait les empêcher. Sa mission n’est pas même de les rendre plus agréables, et d’augmenter par là la somme de nos jouissances.
Elle s’enferme purement, uniquement, absolument dans l’étude des faits qu’elle analyse pour en tirer des lois. C’est la chimie appliquant ses procédés d’analyse à ces sortes d’êtres qu’on appelle des pièces de théâtre. Jamais un chimiste ne s’aviserait de dire, après avoir décomposé un corps et avoir noté la disposition des éléments par rapport les uns aux autres: C’est dommage que les chose soient ainsi: moi, je les aurais arrangées autrement. Elles seraient plus belles de cette façon. Il sortirait de ses attributions. Ce n’est pas là son affaire. Il n’a qu’à constater des faits et à les grouper.
L’esthéticien est un chimiste.
Il ne cherche pas en lui-même ni en Dieu, la cause ou la règle des phénomènes. Après avoir fait la part de cette force première dont le secret lui échappe, le génie, il étudie toutes les conditions du milieu où se sont produits en chefs-d’œuvre les éléments dont il se compose; il recommence en cent façons ces analyses et s’il trouve des faits qui se reproduisent toujours les mêmes, il les prend pour base de ses recherches ultérieures, il les rattache les uns aux autres, il en marque les relations nécessaires qui deviennent des lois.
Des lois scientifiques et non des règles de bien écrire et de bien juger, ce sont là deux ordres d’idées très différents, qu’au moment d’entamer ces études, je supplie les lecteurs de ne pas confondre.
26 juin 1876.
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